Location de catamaran avec skipper en Méditerranée

Quand les marins sont des conteurs….

croisiere en catamaran

                                                Souvenirs de mer…

 

 

          – Quel temps !

          – Comme tu dis ! C’est un sale temps. On serait même mieux sans temps du tout qu’avec un temps pareil…

          – … comme dit le Belge.

          Il faut dire, avec le Belge ou sans lui, que c’est un temps pas tentant. Il fait froid, gris, sale ; c’est un temps qui écorche comme le fa quand il faut un dièse, qui donne soif d’une bonne blonde auprès d’un feu de bois.

          A bord, évidemment pas question de faire du feu : les allumettes n’ont plus qu’un bout de sec et c’est le mauvais.

          – D’ailleurs, il n’y a plus de gaz.

          Le baron a raison, il n’y a plus de gaz. Il n’y a même plus rien à mettre dessus : ni feu, ni la moindre boite de conserve. Rien que de l’eau. Et avec tout ce qui tombe, ce n’est pas une providence.

          – Il est à peu près cinq heures. C’est l’heure de l’eau chaude, n’est-il pas ?

 

          Déjà la veille, au tout petit matin, quand ils sont arrivés à Harwich, après une nuit de traversée par un vent à décorner les boeufs, et à travers un chapelet de grains mouillés à l’avenant, les Anglais auxquels ils sont amarrés maintenant leur ont immédiatement offert une bouilloire d’eau chaude. Pour quoi faire ? Ils s’y sont trempé les extrémités pour essayer de les réchauffer puis, avec les dernières gouttes de whisky, ils ont transformé en grog le jus résultant.

          – Que le grand Kriek me grog, ça empire…

          Les hallebardes, les grêlons, les baïonnettes, tout et même les hastaires eux-mêmes dégringolent pêle-mêle en faisant « floc ».    

          La marée en monte. Ce qui fait que l’eau les assaille des deux côtés à la fois : le cockpit était déjà rempli. Maintenant l’eau monte à l’intérieur aussi. Toutes les dix minutes, ils doivent prendre un tour de plus dans le pantalon. Les cadavres des bouteilles vidées “- Cul sec !” ressortent d’un peu tous les coins du bateau. C’est le marasme. Que faire ?

          – Rien ne sert à rien, mais il faut le faire…

          Et le baron se met tout nu, tord consciencieusement tous ses vêtements, ce qui fait déborder le cockpit, se rhabille et se couche sur un matelas recouvert de dix centimètres d’eau. Il disparaît ; sauf le fourreau de sa pipe qui tire la conclusion, entre deux ronds :

          – Le temps est à la pluie, mais il fera beau demain, bonsoir !

 

 

          Et le jour nouveau se lève sur une mer chaude, rouge de chaleur. Tout est rouge d’ailleurs : les poissons, les hellébores, un nuage rose, le seul nuage, les pieds des matelots qui sont rouges de ne rien faire et, rhinophyma monstrueux, le nez du patron, abusé par le gros rouge qui devait faire venir le vent. Cette vertu attribuée au vin pour attirer le vent semble pourtant n’être qu’une légende, qui vaut parfaitement entre les bistrots et les bouis-bouis de la jetée, mais dont l’application ne s’étend guère plus loin.

          Pour l’équipage du boutre, la seule chose à faire est d’attendre que le petit nuage rose passe juste à la verticale, et d’alors bien s’y accrocher et le suivre exactement sans lui laisser prendre un bout-dehors d’avance.

 

          Depuis une nuit entière, ils sont là, à le guetter. Il n’arrête pas de tourner ironiquement, de faire des huit et même des quatre-vingt huit et des huit cent quatre-vingt huit, mais toujours hors de portée du patron dont il faut dire que les capacités, par ses excès, diminuent sérieusement chaque jour.

          Ce matin, les quinze matelots, dans leur burnous, sont affalés plus avachis que jamais sur le pont. Les mouches qui leur grouillent sur les paupières tapent du pied d’impatience pour qu’ils ouvrent les yeux et les laissent goûter de leur iris. La fille du bord, à l’ordinaire enduite d’huile pour que sa sécurité soit assurée, a pu aujourd’hui se nettoyer et enfiler sa plus belle chemise blanche et rouge sans être inquiétée. C’est dire, à voir cette indifférence de l’équipage, que le marasme – un autre – règne aussi sur la mer Rouge. Seul le rouge de la chemise de la fille donne une petite note remontante dans ce tableau rouge sombre.

          Elle est jolie, cette chemise ; toute simple et un peu courte, avec beaucoup de boutons mais tous les boutons manquent. Ils ont été arrachés ce qui fait que les pans volent au gré du vent.

          – Du vent ! Miracle…

          Non, les miracles, ça n’existe pas : c’est tout simplement le petit nuage rose qui est juste au-dessus du boutre.

          Quelque chose fraîchit, et il est surprenant de voir les changements qui s’opèrent parmi l’équipage : le nez du patron a repris une teinte normale, les mouches ont été soufflées, les matelots jacassent avec des cris de femmes, courant et criant en tous sens, la fille frissonne et ses cheveux tremblent.

          Les voiles, un moment, ont claqué furieusement, mais le boutre, cul au vent, enfonce le nez et entame un galop effréné. Les Arabes se sont lovés sur eux-mêmes. De froid, d’épouvante, de crainte et d’effroi, ils sont gris. Mais le capitaine est dans le noir ; son nez, à peine décongestionné, se tourne dans toutes les directions. Il hume, pèse, tâte et inspecte mais rien n’en sort.

          Il est clair que la position de son bâtiment lui est tout à fait inconnue. Un petit état-major s’agite autour de lui et tente, avec force gestes, de récapituler les estimations des mois précédents : on se souvient de Zanzibar, on a rasé la Somalie, viré Sokotra, fui Aden, on a  tossé à Djibouti, on n’a pas vu les îles Fersan, et de toute façon, la Mecque, c’est par-là. Donc pas de problème, il faut remonter au vent et virer. Ce qui, pour ce vieux boutre, n’est pas une mince affaire.

          Pour virer, explique le capitaine entre deux coups de fouet, il faut gambeyer, et pour gambeyer, il faut quarante hommes : six pour filer la drisse, quatre pour guider la vergue, huit pour ferler, tous pour faire passer l’espars sur l’autre bord, cinq pour mettre à poste les nouvelles bastaques, sept pour déferler et établir l’écoute, quinze pour rehisser et quatre pour fixer le rocambeau.

Ce qui fait à peu près quarante.

          – Or, continue le patron, il y a à bord seulement quinze hommes déjà incapables, plus moi, la fille et les deux passagers. Donc tout du superflu.

          (Le baron est en bas, rond).

          – Et alors ?

          – Alors ? Et bien, on ne gambeye pas.

          Ce qui fait que le boutre en est réduit à tailler sa route tout droit, sans espoir de pouvoir virer avant la côte arabique qui n’est déjà plus qu’à deux brasses…

          Et pan ! dans le pétrole

          -???

 

          – Oh ! Quel oiseau bizarre !

          Un vieux capitaine au long cours, plutôt court, avec une longue barbe effilochée par le vent, rappelait que dans le golfe de Gascogne, ce trou à dépressions d’Islande et à anticyclones d’orages d’où il revenait, il avait rencontré un oiseau étrange, long et efflanqué, à queue noire, que les natifs de là-bas nommaient sans qu’on sut pourquoi, un galvarninge bird (beûrd). Le vent avait immédiatement tourné au suroît et dix minutes après cette apparition, il avait atteint force 8, pour s’établir une demi-heure plus tard à force 10 et y rester toute la nuit.

          – Comment était-il, ton oiseau ?

          – J’sais pas bien ; je frottais justement mes verres.

          Qui viennent, d’ailleurs, à la suite d’un faux mouvement, de passer par-dessus bord.

 

          Le réveil avait été pénible ce matin, et la nuit pleine de cauchemars. La marée avait descendu, le bateau s’était vidé par le trou de nable, mais il restait partout une odeur poisseuse de mazout de Koweit. Là dessus, l’ombre du galvarninge bird donne une pesante impression d’inquiétude, quelque chose comme les tripes accrochées à un portemanteau.

          Dehors, il fait maintenant tout clair, mais on n’y voit rien.

          – Je vois pourquoi on ne voit pas, dit le baron, c’est du brouillard.

          En réalité, sans lunettes il est incapable de voir quoi que ce soit, mais il a tout de même raison : quand on allonge le bras et qu’on ferme la main, on sent bien que c’est du brouillard.

          – Tiens, là ! J’ai fermé la main sur quelque chose d’un peu consistant et de très doux : c’est un petit rouge-gorge.

          Voilà qui efface tous les galvarninge birds du monde.

 

          Dans le brouillard gris perlé d’argent, le bateau marche bien ; les lames d’étrave font une petite cabriole puis se laissent tomber sans bruit. Les voiles sont pleines d’un tout petit vent, et les ficelles qui se tiennent les unes aux autres par de jolies petites ganses vibrent de plaisir.

          Le brouillard a deux propriétés déroutantes : il fausse la vue et porte le son extrêmement loin.

          – C’est parce que l’air chargé de brouillard est plus dense, explique le baron. C’est quelque chose de dur, le brouillard. Le son va plus vite dans l’air que dans le vide, dans l’eau que dans l’air, dans le sol que dans l’eau, dans le métal que dans le sol. C’est de la physique, ça, mon vieux.

          – « Ne cours pas trop loin, mon petit, tu pourrais te mouiller les pieds ».

          – J’entends des voix !

          – C’est bien ce que je disais, fait le  baron. La côte a beau être très loin d’ici, on entend les mères inquiètes comme si on y était. Ce phénomène est tout à fait en accord avec les principes élémentaires de la physique. Oh ! pardon…

          Le bateau vient de passer au milieu d’un groupe d’enfants pataugeant dans les premières vagues.

          – Dans le brouillard, reprend le baron sans se formaliser, les mouches paraissent des montagnes et inversement, les plus gros pétroliers semblent parfois n’être que de vieux bouts de bois.

          Effectivement, à bâbord et à tribord se succèdent des visions étranges : une vache rouge avec quelque chose accroché au cou qui n’est, à bien voir, qu’une bouée à cloche, le dos d’un cachalot qui n’est qu’une lame plus grosse que les autres, une épave qui n’est qu’une cathédrale engloutie, une école de nonnettes qui n’est qu’un vol de canards marins et un verre à pied dont on ne sait toujours pas ce que c’est.

          Devant un tel renversement des valeurs, et noyés dans de pareilles aberrations des sens, il n’y a plus qu’à fermer le livre qu’on est en train de lire, à se dépêcher de dormir et à déployer la bâche, car il s’est remis à pleuvoir.

 

 

                                                           Antoine Pourbaix

Souvenirs du capitaine Haddock (Glénans), du capitaine Van Halteren (Brili-Mec), d’une croisière de pétés (été 1959), et d’une course Ostende-Ramsgate-Ostende (Putiphar)